Avant les Ballets :
l'âme russe
Avant les Ballets :
l'âme russe
La volonté de vouloir
« Ce qui est incontestable, c’est la présence, chez cet homme encore jeune, d’une colossale foi en soi et — ce qui, pour un Russe, est tout à fait stupéfiant, une inépuisable réserve d’énergie, un esprit inventif intarissable, et de la ténacité dans la réalisation de ses projets. Au total, une absence, envers et contre tout, de la moindre lassitude, plainte ou déception ».
Vassili Rozanov à propos de Serge Diaghilev.
On a souvent observé que Diaghilev n’était pas, au sens propre du terme, un « créateur ». Certains parlent même d’un « échec » : celui du chanteur, du musicien et du compositeur. Malgré son enthousiasme et son investissement dans le domaine de la musique, ses essais de composition ne recueillent pas la reconnaissance de ses proches. Cependant au cours des années 1890, grâce au soutien de ses amis pétersbourgeois, principalement Benois et Bakst, il « double ses connaissances musicales d’un véritable enthousiasme pour l’art ». Comme l’observe J.-M. Nectoux, il « [acquiert] avec une rapidité confondante un “œil” qui, plus tard, lui fit toujours distinguer les plus grands artistes dans la jeunesse de leur art. » Ce talent naturel d’observation conjugué à des capacités innées d’organisation font rapidement de lui un « acteur-producteur » majeur de la vie artistique à Saint-Pétersbourg. Ainsi, développe-t-il une activité intense à la fois dans le domaine de l’écrit (par ses critiques d’art et ses chroniques) et des expositions qu’il met en œuvre. Les articles et comptes rendus publiés à cette époque dans la presse reflètent de son caractère : à la fois exigeant et passionné (voire emporté) mais toujours animé par une recherche de ce qui devrait être, à ses yeux, l’art.
De l'art (russe) avant toute chose
« La Russie vivait alors de souvenirs et marchait dans l’ombre que projetait son passé. Souvenirs […] d’une société allant se désagrégeant, qui […] se réfugiait dans ce qui fut. […] [Ce que Diaghilev] voulait, c’est que la Russie prît conscience d’elle-même, de ses richesses, de ses virtualités, particulièrement dans le domaine de l’esprit, et qu’elle vivifiât son passé en prenant un contact plus étroit avec le présent et en y occupant sa place. »
Robert Brussel, « Avant la féerie », La Revue musicale (1930).
Au cours des années 1890, les nombreux voyages que Diaghilev entreprit à travers de l’Europe entière, riches en visites d’exposition et de rencontres avec les artistes, lui font prendre conscience de l’état de « repli sur soi » dont souffre alors l’art russe. Dans l’une de ses premières chroniques datant de 1896, empruntant au vocabulaire militaire, il encourage pour l’adoption d’une double stratégie : reconquérir le terrain perdu par la Russie et collaborer au développement de un art universel. « Nous devons foncer droit devant nous. Nous devons frapper sans crainte, nous imposer d’un coup, nous dévoiler totalement avec toutes les qualités et les défauts de notre caractère national », s’exclame Diaghilev. À cette étape d’offensive, suivra la concorde, un temps de « solidarité » et d’échange entre les arts européen et russe, « sous la forme d’une participation active à la vie de l’Europe que sous la forme d’une invitation de l’art européen à venir se produire chez nous ».
Illustration d’Ivan Bilibine et photographie de tissus traditionnels pour l’article « Art populaire et artisanat
dans le nord de la Russie », Mir Iskusstva, 1904.
Dès l’année suivante, fidèle à cette ligne de conduite, Diaghilev réalise sa première exposition consacrée aux aquarellistes anglais et allemands dans le hall du musée Stieglitz à Saint-Pétersbourg. L’exposition conçue comme l’expression de choix personnels, n’avait rien d’une « manifestation élégante » comme le signale Alexandre Benois. « Vis-à-vis des idées régnantes », souligne le peintre « cette absence de tout programme idéologique, cette émancipation d’une doctrine utilitaire » à première vue inoffensive, mais au fond défiant, « déchaîna des critiques acerbes ».
Cette première exposition au musée Stieglitz en appellera d’autres, notamment celle de 1898, consacrée aux peintres russes et finlandais, qui permit à Diaghilev de réunir des artistes consacrés comme débutants (dont ses amis Bakst, Benois et Somov). Chacune de ces manifestations sera l’ocassion pour lui de sensibiliser les cercles mondains à un courant de renouveau artistique. Une démarche en laquelle J.-M. Nectoux voit « [un] souci tout personnel d’allier innovation et mondanité, l’une finançant l’autre et assurant son succès, qui sera mis en œuvre dans toute l’activité de Diaghilev en faveur de l’opéra et du ballet russe. »
Mir Iskusstva : Le Monde de l'art
« En ce moment, je suis occupé à créer cette revue, dans laquelle je compte réunir toute notre vie artistique, c’est-à-dire montrer dans les illustrations la vraie peinture, dire franchement ce que je pense dans les articles, ensuite, organiser au nom de la revue une série d’expositions annuelles… »
Lettre de Diaghilev à Benois, 8/20 octobre 1897
Diaghilev prend conscience assez rapidement de la nécessité de rallier tous ceux qui partagent son projet de dévoilement et de renouveau de l’art russe. Cette action collective permet de répondre aux critiques des milieux académiques, en particulier au moyen de la publication d’une revue et de la réalisation des expositions régulières. Né du noyau des Nevsky Pickwikiens, le groupe Mir Iskusstva (Monde de l’art) réunit principalement des artistes peintres, décorateurs, dessinateurs de Saint-Pétersbourg et Moscou recrutés par Benois et Diaghilev. Bientôt le groupe s’élargit à Eugène Lanceray (1875-1946), Mstilav Doboujinsky (1875-1957), Valentin Serov (1865-1912), Constantin Korovine (1861-1939), Alexandre Golovine (1863-1930), Boris Koustodiev (1878-1927), Philippe Maliavine (1869-1940), Ivan Bilibine (1876-1942), Nicolas Roerich (1874-1947)… autant d’artistes qui prêteront leur concours aux « Saisons russes ».
Couvertures et prospectus de la revue Mir Iskusstva. De gauche à droite : couverture signée par Maria Yakunchikova (1899, nos 13-14), couverture par Léon Bakst (1902, no 7) et prospectus d’Eugène Lanceray pour l’année 1901. Cette dernière illustration sera reprise dans le programme des « Cinq Concerts historiques russes » à Paris, en 1907.
Soutenue financièrement à ses débuts par la princesse Maria Tenicheva (1858-1928) et de l’industriel Savva Mamontov (1841-1918), la revue Mir Iskusstva parut dès novembre 1898. Mais à l’instar d’autres publications de cette nature (La Revue blanche, The Yellow Book, Pan ou Ver Sacrum) la vie de Mir Iskusstva fut de courte durée, puisque le dernier numéro parut en 1904. Richement illustrée, parfois avec des planches en couleur, cette revue témoigne d’un penchant francophile. Celui-ci était notamment entretenu avec enthousiasme par les deux miriskusniki Alfred Nurok et Charles Birlet, qui d’après Avril Pyman, suivaient de près l’actualité littéraire française et le mouvement Impressionniste. Les sommaires de Mir Iskusstva, en russe et en français, illustrent l’ouverture sur l’art européen proposée par Diaghilev : Whistler, Huysmans, Grieg, Degas, Ruskin et Maeterlinck, côtoient Pouchkine, Tolstoï, Soloviev ou Volkonski.
Deux illustrations d’Elena Polenova pour des contes traditionnels. À gauche, l’Oiseau de feu, à droite, l’Histoire de Synko-Filipko (Mir Iskusstva, 1899 et 1900).
Si les difficultés économiques, les polémiques et les conflits internes ont mené à l’éclatement inéluctable du groupe en 1904, après seulement trois expositions, cette expérience permit à Diaghilev d’élargir son réseau et semer le germe des futures « Saisons russes » à Paris.