Esquisse

Esquisse

Le « cimetière de mauvais rêves »

« J’ai la terreur de faire un quelconque projet, cela suffit pour qu’il tombe dans mon panier à papier — cimetière de mauvais rêves. »

Claude Debussy à Robert Godet, 11 décembre 1916

Esquisses, manuscrit de travail, brouillons… les formulations embryonnaires et celles laissées de côté par les compositeurs ont un intérêt indéniable pour ceux qui désirent entrer dans l’atelier du compositeur. Ces documents, si variés soient-ils, peuvent nous informer sur le processus de création, les habitudes de travail, les sources d’inspiration d’un musicien, voire, sur ce qui constitue la notion d’œuvre achevée.

Désormais domaine à part entière des études sur les sources musicales, les sketch studies émergent dans la deuxième moitié du xxe siècle autour de l’examen attentif des carnets d’esquisses de Ludwig van Beethoven. Les nouveaux terrains de recherche ouverts par cette expérience s’étendent ensuite à d’autres sujets et époques. Nicolas Donin, dans un article synthétisant le passé et les perspectives de ces études musicologiques, reprend la définition des sketch studies énoncée par Joseph Kerman (1924-2014) : « toutes les sortes de recherches qui portent sur un large éventail de documents (…) [incluant] tout ceux qui remplissent les conditions : (1) perdurer, et (2) avoir été supplanté par autre chose dans l’esprit du compositeur ». Telle que l’entend Kerman, les sketch studies permettent notamment de renouveler l’approche des étapes du processus de composition et engagent plus largement une réflexion sur la créativité musicale.

Claude Debussy assis dans un bureau à Éragny, vers 1902. Source : gallica.bnf.fr / BnF.

Dans la collection Debussy du fonds François Lang, un seul document répond aux conditions fixées par Kerman : les esquisses autographes des Études pour le piano (1915). « Seul manuscrit de travail complet d’un recueil de piano de Debussy qui nous soit parvenu », d’après Roy Howat, ces esquisses firent l’objet d’une publication par ce dernier en 1989. Ce document unique constitue également l’une des sources consultées pour l’établissement de l’édition critique réalisée par Claude Helffer en 1991, dans la série des Œuvres Complètes de Debussy entreprise par l’éditeur Durand.

Sortir de « cette usine du néant »

« Quand je repense au néant de l’année dernière, cela me fait froid dans le dos, et j’ai la crainte de revenir à Paris, et d’y retrouver cette usine du néant qu’était devenu mon cabinet de travail !…»

Claude Debussy à Jacques Durand, 1er septembre 1915

Les Douze Études pour le piano s’inscrivent dans la très courte et féconde période créatrice de l’été 1915, la dernière avant sa disparition. Depuis l’année précédente Debussy « [souffrait] de la longue sécheresse, imposée à [son] cerveau par la guerre » et avouait à son ami Robert Godet que « le son familier du piano [lui était] devenu odieux ». Dans ce contexte de créativité contrariée, le compositeur accepte cependant de contribuer au grand chantier de réédition d’œuvres classiques entrepris par la maison Durand, plus particulièrement en prenant en charge la révision des pièces de Chopin et de Bach. « Est-ce cela qui lui redonne confiance ? » s’interroge peut-être avec raison Claude Helffer. Toujours est-il qu’au printemps 1915, c’est un Debussy enthousiaste qui annonce à son éditeur qu’il a « quelques idées » qu’il aimerait cultiver. Le 12 juillet Debussy quitte l’ « usine du néant qui était devenue [son] cabinet de travail » et s’installe en Normandie, à Pourville, villa « Mon coin », où il aura pendant trois mois la mer à « portée de [ses] yeux fatigués ».

Claude Debussy à Pourville en 1904. Source : gallica.bnf.fr / BnF.

Au cours de l’été 1915, Debussy déploie une activité fébrile et travaille « comme un fou ou plutôt comme un homme qui fut longtemps privé de le faire ». En quelques semaines il achève En blanc et noir, pièce pour deux pianos, sans pour autant pourvoir bénéficier d’un instrument. « Je n’ai pas non plus de piano… jusqu’ici je n’en suis pas malade » écrit-t-il à son éditeur le 22 juillet, reconnaissant par ailleurs que « ce manque concentre l’émotion en l’empêchant de se disperser dans des improvisations où l’on cède trop souvent au charme pervers de se raconter des histoires à soi-même. » Puis, sans doute avec le secours d’un instrument démontable adressé par la maison Pleyel, il achève simultanément la composition de la Sonate pour violoncelle et piano et de la Sonate pour flûte, alto et harpe – les deux premiers volets d’un ensemble envisagé de Six Sonates pour divers instruments inscrites dans la tradition des maîtres du xviiie siècle français – ; ainsi que celle des Douze Études pour le piano. Deux jours avant l’achèvement de ces dernières, soit le 27 septembre, Debussy déclarait à son éditeur « être content d’avoir mené à bien une œuvre qui, sans fausse vanité, aura une place particulière ». Les Études seront éditées en deux livres, le premier paraissant le 19 avril 1916 et le second, le 3 juin. Six mois plus tard, le 14 décembre, le pianiste allemand Walter Rummel (1887-1953) donnait quatre études, dont celle « Pour les octaves » en première audition au salon de la comtesse Orlowski.

« Pour arriver jusqu’à la chair nue de l’émotion »

« Combien il faut d’abord trouver, puis supprimer, pour arriver jusqu’à la chair nue de l’émotion… le pur instinct devrait pourtant nous avertir que : les étoffes, les couleurs, ne sont que d’illusoires travestissements ! »

Claude Debussy à Robert Godet, 18 décembre 1911

Comme l’observe Claude Helffer, les Études de Debussy s’inscrivent dans la tradition initiée par les grands compositeurs du xixe siècle – Chopin, Liszt, Alkan, Scriabine – qui firent dans ces pièces de la contrainte technique une inspiration et parvinrent ainsi à porter le genre bien au-delà de seuls exercices digitaux. Un « but recherché » qui selon Debussy revient à dissimuler « une rigoureuse technique sous des fleurs d’harmonie ».

Debussy inscrit donc ses Études dans la tradition de ces illustres prédécesseurs. La première édition sera « dédiée à la mémoire de Frédéric Chopin » mais il renvoie également à celle de « nos vieux maîtres », savoir « “nos” admirables clavecinistes », qui en appelaient déjà « à l’ingéniosité de leurs contemporains ».

Debussy offrit les esquisses manuscrites de ses Études à sa seconde épouse, Emma Bardac (1862-1934). Après la disparition du compositeur en 1918, l’ensemble fut dispersé. La majeure partie de ces autographes (45 sur 57 feuillets) fut acquise à une date inconnue par François Lang auprès du libraire Robert Legouix ; quant aux feuillets restants, ils furent transmis par Emma à sa fille Hélène de Tinan (1892-1985), avant de s’en séparer à son tour.

Les esquisses acquises par François Lang auprès du libraire Robert Legouix sont aujourd’hui à la BmFL. Celles communiquées par Emma à sa fille Hélène de Tinan furent dispersées entre la Bibliothèque municipale de Saint-Germain-en-Laye, le département de la musique de la Bibliothèque nationale et des inconnus.

Les Douze Études pour piano constituent l’un des rares manuscrits complets à l’état de brouillon que l’on conserve de Debussy. L’ensemble se compose de 57 feuillets de papier réglé à 12 ou 16 portées au format de 27 cm par 21 cm. L’écriture de Debussy, d’après Claude Helffer révèle « le jaillissement d’idées » que le compositeur s’empresse de « coucher sur le papier » à l’encre noire ou bleue et ainsi qu’au crayon. On n’y relève aucune armature ainsi que l’absence presque totale de nuances ou des indications de modes de jeu.

Les différences relevées dans l’ordre des numérotations inscrites sur la marge supérieure de droite de chaque feuillet d’esquisse et l’ordre des pièces définitivement adopté pour l’édition témoignent de la progression de la pensée du compositeur, visant à concevoir un cycle formant un tout.

Claude Debussy, 1ère page des esquisses de l'étude pour piano « Pour les agréments » L.143/(136)/8, encre bleue et crayon noir. Fondation Royaumont- BmFL.
Dans la lettre du 12 août 1915, Debussy annonce à son éditeur : « je viens de terminer la douzième Étude qui sera "pour les agréments" ... — pas ceux des pianistes, diront les virtuoses volontiers facétieux. Elle emprunte la forme d'une Barcarolle sur une mer un peu italienne ».