New York – L’exil

1938-1942

Vue de l’île de Manhattan depuis la mer, nombreux bateaux et skyline (photographie de Charles Cushman)

New York – L’exil

1938-1942

« Tiens-toi tranquille, mon cœur, tiens-toi tranquille.
Les ténèbres ne peuvent plus nous blesser à présent. »

« Auf Braunen Sammetschuhen », Six Lieder, 1934

À Prague, les Zemlinsky obtiennent deux visas de transit : par la Belgique puis la France. En dépit de l’invasion des Sudètes le 1er octobre 1938, ils parviennent à rejoindre Rotterdam début décembre. Quinze jours plus tard ils embarquent à Boulogne sur le SS Statendam pour New York ; ils y débarquent le 23 décembre 1938. Melanie Guttman, la sœur d’Ida, un temps liée à Zemlinsky, les accueille et les loge provisoirement dans un hôtel de Manhattan.

Zemlinsky, portrait de face en costume sombre et nœud papillon
Alexander Zemlinsky (s.d.). © Arnold Schönberg Center – Wien

Lorsqu’ils emménagent pour une année dans un appartement de l’Upper East Side en février 1939, Artur Bodanzky joue le rôle d’imprésario pour Zemlinsky, alors inconnu aux États-Unis. Il lui obtient en juin 1939 un contrat chez Chappell & Co. et sert même d’interprète lors d’un entretien pour le New York Times au titre retentissant : « Zemlinsky Comes to Live Here ». Le compositeur y décrit le nouvel opéra sur lequel il travaille depuis 1935 et qu’il laissera inachevé comme étant « ultra-moderne ». Il s’agit d’une adaptation du Roi Candaules d’après la pièce d’André Gide (1869-1951), que lui a sans doute suggéré Luise.

Cependant l’entregent de Bodanzky ne suffit pas, d’autant que ce dernier est gravement malade, ce qu’il a caché à Zemlinsky comme on lui cachera sa mort le 24 novembre 1939. Une lettre de Schönberg dont Luise lui fait lecture le même jour provoque une attaque. On estime par conséquent qu’une telle nouvelle pourrait lui être fatale.

Zemlinsky est physiquement diminué. On peine à l’installer dans leur nouvelle maison de New Rochelle, dans la grande banlieue de New York, en 1940. Lorsqu’il s’agit de remplir une série de formulaires auprès de l’administration américaine en septembre, Zemlinsky n’est pas même en état d’y apposer ses empreintes digitales ; ce sont celles de Luise qui y figurent à la place.

On ne sait s’il écouta la radiodiffusion en décembre du concert donné au Carnegie Hall de sa Sinfonietta de 1934 par Dimitri Mitropoulos (1896-1960), cet autre étranger, alors directeur musical de l’Orchestre symphonique de Minneapolis. Alexander Zemlinsky s’éteint le 15 mars 1942.

Le legs de l’exil

Sans doute ne sut-il pas non plus qu’à la même période son œuvre était interprétée dans le camp-ghetto nazi de Theresienstadt, dans l’ancienne République tchèque, avec des œuvres de Schönberg et de Mahler, sous la direction de son ancien assistant et répétiteur à Prague : Viktor Ullmann (1898-1944). Ce dernier y composa et y créa d’ailleurs un opéra en 1943 : L’Empereur d’Atlantis ou Le Refus de la Mort.

Dans ce camp prétendument modèle où les nazis avaient concentré une partie de l’intelligentsia juive se trouvait également le compositeur Hans Krása (1899-1944), qui avait étudié auprès de Zemlinsky à Prague et le suivit à la Krolloper comme maître de chant. Krása y créa lui aussi en 1943 un opéra pour enfants composé en 1938, Brundibár. Ullmann et Krása furent finalement déportés à Auschwitz-Birkenau le 16 octobre 1944, et y furent assassinés.

Dès lors qu’il connut le véritable exil, à partir de 1938, et pour la première fois, il semble que Zemlinsky n’a quasiment plus composé. En février-mars 1939 pourtant, alors que Bodanzky s’évertuait à lui trouver une occupation, il amorça une collaboration avec le futur scénariste Walter Firner (1905-2002) et sa femme Irma Stein-Firner pour une adaptation du mythe de Circé, la magicienne aux multiples poisons, qui transforma les compagnons d’Ulysse en porcs, avant de s’offrir au héros de l’Odyssée. Une étape de plus dans le périple d’Ulysse donc, où l’acte charnel permet aux compagnons de se débarrasser de leur laideur animale pour reprendre forme humaine – un passage par les enfers aussi, après lesquels, tout compte fait, seule reste la musique.

« J’ai parcouru tous les pays, moi, Ulysse, j’ai traversé toutes les mers, moi, Ulysse, j’ai marché sur toutes les routes et toujours mes pas ont erré. Vous moquez-vous de moi, ô dieux ? Faîtes-vous de moi un chanteur errant, un passant, un mendiant ? »

Circé, opéra inachevé, 1940-1942, livret de Walter Firner

Dossier d’immigration aux Etats-Unis d’Alexander Zemlinsky (1940).
© Immigration and Naturalization Service, Alien Case File A5868349 for Alexander Zemlinsky, National Archives, Kansas City