Prague, la ville du seuil

1911-1927

Vue de l’Opéra national de Prague au bord de la Moldau au début du siècle dernier

Prague, la ville du seuil

1911-1927

Le départ de Mahler de Vienne n’est sans doute pas pour rien dans celui de Zemlinsky. La création à la Hofoper d’un second opéra, Der Traumgörge (Georges le rêveur), dont le village du héros rappelle l’atmosphère de Leopoldstadt, prévue le 4 octobre 1907, est compromise par la démission deux jours plus tôt de Mahler. En dépit de ses promesses, son successeur ne donna pas suite, et Der Traumgörge, un temps prévu aussi à Prague en 1915 mais annulé cette fois pour des raisons budgétaires liées à la guerre, ne fut finalement créé qu’en 1980 à Nuremberg.

Zemlinsky, assis mains jointes
Schlosser Wenisch, Alexander Zemlinsky (1915). © Arnold Schönberg Center – Wien

S’il nourrit de ces concours de circonstances une véritable frustration, voire un profond dépit, Zemlinsky semble aussi avoir toujours eu quelque hésitation à se faire le promoteur de ses propres œuvres. Au cours de ses cinq premières saisons à Prague, il ne donna qu’Es war einmal… (Il était une fois…), et à deux reprises seulement, même s’il s’agit alors du seul opéra contemporain au répertoire du théâtre.

À l’inverse, il dirigea dès mars 1912 la Huitième symphonie de Mahler, même si là encore la représentation faillit n’avoir pas lieu. Le Chœur aryen de Prague refusa en effet à la dernière minute de chanter dans un théâtre tenu par un Juif (le directeur Heinrich Teweles) de la musique juive dirigée par un troisième Juif…

Zemlinsky sollicita alors l’aide de Franz Schreker (1878-1934), son ancien camarade au Conservatoire de Vienne, qui y avait fondé cinq ans plus tôt le Chœur philharmonique. Ses cent-dix choristes arrivent à Prague deux jours avant la représentation et y reçoivent un triomphe. Ce sont eux que l’on voit posant sur le perron du Neue Deutsches Theater, Ida se tenant au premier rang près de Zemlinsky, de Schreker et de Schönberg, qui lui rend régulièrement visite et lui conseille de demeurer à Prague.

Schönberg, Zemlinsky, Schreker en groupe sur les marches du théâtre allemand de Prague
Karl Schenker, Arnold Schönberg, Alexander Zemlinsky et Franz Schreker sur les marches du Deutsche Theater de Prague avec les membres du Chœur philharmonique de Vienne (mars 1912). © Österreichische Nationalbibliothek – Wien

En 1921, Zemlinsky interprète également les Gurrelieder de Schönberg que Schreker avait créés à Vienne en 1913. Un autre cliché rend compte de l’événement. Y sont apposées les signatures de Louis Laber, directeur scénique, de Viktor Ullmann (1898-1944), son répétiteur recommandé par Schönberg, ou encore de son ancien élève de Vienne devenu critique et musicologue, Heinrich Jalowetz. L’année suivante, Zemlinsky prend la tête du Verein de Prague et Schönberg en devient le président. Ensemble ils tâchent de prolonger leur projet musical de Vienne. La réputation de Zemlinsky comme chef d’exception dépasse alors les seules frontières de la Bohème.

Zemlinsky, Jalowetz, Helen Berg assis ensemble dans un intérieur
Alexander Zemlinsky avec le musicologue Heinrich Jalowetz et peut-être Helen Berg (1917). © The Moldenhauer Archives, Houghton Library, Harvard University

« L’ère Zemlinsky »

« Je crois que de tous les chefs d’orchestre que j’ai entendus, je nommerais Alexander von Zemlinsky comme celui qui a atteint les niveaux les plus élevés. Je me souviens des Noces de Figaro dirigées par lui à Prague comme l’expérience opératique la plus satisfaisante de ma vie. »

Igor Stravinsky, Themes and Episodes, 1966

Lorsqu’en 1925, le voisin à Prague et critique musical Leo Schleissner (1895-ca. 1942) écrit que sa ville est entrée depuis près de quinze ans dans « l’ère Zemlinsky », il prend en fait acte de la marque que le chef d’orchestre a imprimée sur la vie musicale de la capitale tchèque. La recension des œuvres qu’il y crée donne une idée de son activité et de l’exigence qu’il y met. Ainsi lorsqu’à compter du 1er janvier 1914 l’interprétation du Parsifal de Wagner cesse légalement d’être le monopole de Bayreuth, Zemlinsky et son directeur se ruent littéralement sur l’œuvre et avancent même d’une heure la représentation afin d’avoir le privilège d’être les premiers à Prague à créer l’œuvre – une heure avant le Théâtre national tchèque donc !

À la fin du mois, il introduit les Orchesterlieder op. 8 de Schönberg auprès du public pragois, puis l’année suivante Djamileh de Georges Bizet (1838-1875) ; en 1916 deux opéras de son ancien élève prodige, qui n’a alors que 19 ans, Erich Korngold : L’Anneau de Polycrate et Violanta ; mais aussi : Mona Lisa de Max von Shillings (1868-1933), qui créera en 1917 sa Tragédie florentine à Stuttgart (même si Zemlinsky ne goûta guère son interprétation), Caïn et Abel de Felix Weingartner (1863-1942) ; en 1919 Les Yeux morts d’Eugen d’Albert (1864-1932), sans oublier les œuvres de Schönberg, ses Gurrelieder en 1921 et l’Attente en 1924, cette fois en première mondiale. Première aussi en 1925 de trois fragments du Wozzeck d’Alban Berg, quelques mois avant sa création mondiale à Berlin. Il clôt sa période pragoise en 1927 par l’opéra phare et bientôt polémique d’Ernst Krenek (1900-1991), lui-même ancien élève de Schreker : Jonny spielt auf (Johnny mène la danse).

Zemlinsky debout en costume, une main dans la poche, l’autre au revers
Alexander Zemlinsky (1922). © The Moldenhauer Archives, Houghton Library, Harvard University

Bien qu’il délègue de plus en plus au fil des années, son intense activité confine à l’omniprésence. Jusque dans la fosse. Louis Laber, son régisseur, se souvient qu’au pupitre il incarnait successivement tous les rôles ; autre façon de transporter partout son étrangeté. Mais ce qui frappe tous ses auditeurs, critiques, proches, musiciens, c’est l’extrême précision de sa direction et de ses interprétations. Quelques termes, parfois synonymes, reviennent souvent sous leurs plumes, y compris à propos des partitions réputées les plus difficiles : exactitude, objectivité, transparence, clarté, limpidité…

Ses œuvres témoignent d’une fluidité analogue à celle de ses interprétations. Paradoxalement, il faut peut-être rechercher dans ces mérites l’une des raisons de l’oubli dans lequel tomba Zemlinsky après-guerre. Rétrospectivement, en effet, la netteté de l’interprétation et sa précision dramatique ont pu rapprocher sa musique de celle des films hollywoodiens dont Korngold fut, dès les années 1930, le grand compositeur.

La musique de Zemlinsky n’est certes pas cinématographique, même au sens de Korngold, mais on ne peut s’empêcher de reconnaître en elles des accents à la fois familiers aux oreilles des auditeurs et appartenant à une autre époque du cinéma. Une dame qui, à New York en 1979, entendant les premières notes d’un concert de Zemlinsky devenu inconnu, ne murmura-t-elle pas à côté du critique musical du New York Times Harold Schonberg (1915-2003) : « Movie music » ?

Zemlinsky, Heinrich Schönberg, Ullman, Pella
Schlosser Wenisch, Alexander Zemlinsky, Heinrich Schönberg, Viktor Ullman, Paul Pella (1921). © Arnold Schönberg Center – Wien

Au temps glorieux de Prague, cependant, Zemlinsky est habité par un sentiment plus profond, ce qu’en allemand on désigne par le mot de « Sehnsucht » : une nostalgie douloureuse, parfois violente, pour sa ville de Vienne. Dès son arrivée, il l’écrit à qui veut l’entendre : Alma Mahler, Arnold Schönberg, et surtout au critique musical Richard Specht (1870-1932) qui ne l’a pas mentionné en 1921 dans son article intitulé « Les compositeurs de la jeune Vienne ». Une fois n’est pas coutume, Zemlinsky lui répond par lettre et lui demande de s’expliquer sur cette lacune : « Ne suis-je pas Viennois ? », écrit-il. Il le fut et le demeura, c’est certain. Pourtant, après Prague, c’est vers la toute nouvelle Krolloper de Berlin qu’il se dirige.

L’expérience munichoise

Pour bref et peu connu qu’il ait été, l’épisode n’en fut pas moins décisif dans la carrière d’Alexander Zemlinsky. À l’été 1911, juste avant de se rendre à Prague et au lieu de partir en villégiature comme il en a l’habitude pour devenir, à l’instar de Mahler ou de Schreker, un « compositeur d’été » (Alain Perroux), Zemlinsky honore une invitation du Künstlertheater de Munich tout juste inauguré. Ce « théâtre d’art » se plaça rapidement à l’avant-garde de la création théâtrale et opératique allemande, avant que les nazis ne le transforment en théâtre de variétés et qu’il ne disparaisse en 1943 dans les bombardements alliés.

Vue en coupe du Künstlertheater de Munich et photographie de la salle du Künstlertheater de Munich (1912).
Images extraites de l’ouvrage München und seine Bauten (Association des architectes et ingénieurs bavarois)

Zemlinsky y monte notamment Orphée aux enfers et La Belle Hélène de Jacques Offenbach (1819-1880), œuvres qu’il reprendra ensuite à la Krolloper de Berlin. Il y fait d’ailleurs la rencontre du chef d’orchestre Otto Klemperer (1885-1973), futur directeur de la Krolloper à sa réouverture en 1927, ainsi que du metteur en scène Max Reinhardt (1873-1943), qui créa en première mondiale en 1906 à Berlin la version théâtrale d’Une tragédie florentine de Wilde et qui créera plus tard en 1931 La Belle Hélène dans une version entièrement révisée par Erich Korngold (1897-1957), lui-même ancien élève de Zemlinsky.

L’expérience munichoise de Zemlinsky l’introduisit donc à une vision du théâtre et de l’opéra d’une modernité nouvelle, ou à tout le moins le confirma dans la voie où il s’était déjà engagé. Nul doute qu’à Prague il sut mettre à profit cette expérience et qu’en retrouvant à Berlin Otto Klemperer il porta à un degré encore supérieur cet engagement.