Vienne entre deux mondes

1871-1911

Vue de la Hofoper de Vienne au début du siècle dernier

Vienne entre deux mondes

1871-1911

« L’Autriche est, comme l’affirme Hermanowsky-Orlando, “le seul et unique pays voisin du monde”.  »

W. G. Sebald, La Description du malheur. À propos de la littérature autrichienne, 1985

Alexander Zemlinsky est né dans le quartier viennois de Leopoldstadt, aussi cosmopolite que sa propre ascendance. Sa mère, Clara Semo (1848-1912), était Juive, même si elle était sans doute Bosnienne musulmane par sa propre mère. Son père, Adolf von Zemlinszky (1845-1900), était né catholique. Fait rare, il se convertit au judaïsme quelques mois avant son mariage avec Clara le 8 janvier 1871, et deviendra même en 1888 l’auteur de la seule histoire écrite de la petite communauté juive turco-israélite de Vienne qui s’est dotée un an plus tôt d’une vaste synagogue inspirée du palais de l’Alhambra de Grenade. L’ouvrage est imprimé en allemand et en ladino, la langue des anciens Juifs d’Espagne expulsés en 1492.

Franz Kohler, Adolf von Zemlinsky (1864), Zemlinsky enfant (s.d.), et Georg Wassmuth, Clara Selmo Zemlinsky (s.d.). © The Moldenhauer Archives, Houghton Library, Harvard University

Si Alexander Zemlinsky fréquenta lui-même l’école sépharade pendant deux ans dans son enfance, il intègre rapidement l’école publique puis le Conservatoire l’année de ses quinze ans. La musique prend alors le pas sur toute autre considération, et ses dons précoces le font remarquer. Par Johannes Brahms (1833-1897) d’abord, qui le repère et le recommande auprès des éditions Simrock en 1896, lesquelles publieront son Trio pour piano, clarinette et violoncelle op. 3 l’année suivante.

Zemlinsky jeune homme
Zemlinsky jeune homme (s.d.). © The Moldenhauer Archives, Houghton Library, Harvard University

Toute la jeunesse musicale de Zemlinsky est marquée par l’influence de Brahms. La mort de ce dernier le 3 avril 1897 signe d’ailleurs la fin d’une époque, comme le départ de Vienne de Gustav Mahler en marquera une autre dix ans plus tard. Ce même jour, en effet, quarante artistes menés par Gustav Klimt (1862-1918) décident de quitter l’Association des artistes autrichiens, rompant au moins partiellement avec l’art officiel.

À cette Sécession inédite, s’ajoute la nomination par l’empereur cinq jours plus tard, le 8 avril, de Mahler à la tête de la Hofoper, le plus prestigieux Opéra de la ville, à laquelle il restera dix ans. Zemlinsky trouve en lui son nouveau mentor. Toujours ce même 8 avril 1897, a lieu une nomination d’une toute autre nature, mais non moins importante, et que l’empereur reportait depuis deux ans malgré son élection en bonne et due forme, celle à la mairie de Vienne du premier maire antisémite d’une capitale européenne : Karl Lueger (1844-1910). Le président du Parti chrétien-social autrichien inaugure d’ailleurs l’année suivante un théâtre interdit aux Juifs : ce qui allait devenir la Volksoper, où Zemlinsky est pourtant engagé en 1904, après qu’une faillite a favorisé l’ouverture des lieux aux artistes comme au public non chrétiens.

C’est devant la Volksoper qu’il pose en 1905 avec la chanteuse Ida Guttmann (1880-1929), qui devient sa femme deux ans plus tard. Entre-temps, Zemlinsky a admis comme élève auprès de lui, avant de s’en éprendre et d’entretenir avec elle une relation tumultueuse, Alma Schindler (1879-1964), qui deviendra par la suite l’épouse de son maître et futur protecteur Gustav Mahler.

A Vienne avec Arnold Schönberg

Un peu plus d’un mois avant sa première rencontre avec Alma, le 22 janvier 1900, Gustav Mahler crée à la Hofoper Es war einmal… (Il était une fois…), opéra que Zemlinsky a composé trois ans plus tôt d’après la pièce du poète et dramaturge danois Holger Drachmann (1848-1906). Ce fut la seule fois de sa carrière que Mahler dirigea une œuvre d’un compositeur autrichien contemporain. Avec douze représentations, le spectacle est un succès critique et populaire. On loue le sens dramatique du compositeur en lequel on reconnaîtra bientôt à la baguette un « Mahler junior », car Zemlinsky devient aussi alors chef d’orchestre.

Le décès de son père la même année place néanmoins Zemlinsky dans une situation de soutien de famille, et l’oblige à accepter un poste au Carltheater. À sa mère, il se plaint de devoir sans cesse donner les mêmes opérettes au public. Sa nouvelle position au Volkstheater en 1904 lui offre davantage de latitude, d’autant qu’il a enfin l’occasion en novembre d’inaugurer avec un premier concert la Vereinigung schaffender Tonkünstler in Wien (l’Association des compositeurs de Vienne) qu’il a cofondée avec Arnold Schönberg et dont Mahler est président d’honneur. La Vereinigung est considérée comme l’équivalent en musique de la Sécession. Son but est alors en effet de promouvoir les œuvres contemporaines, et ses concerts seront souvent émaillés de scandale.

Celui de la création du Pelleas et Mélisande par Schönberg d’après le drame de Maurice Maeterlinck (1862-1949) le 25 janvier 1905 est tel qu’il éclipse Die Seejungfrau (La Petite sirène) que Zemlinsky créa quant à lui d’après le conte d’Hans Christian Andersen (1805-1875) à cette même occasion. Dans une certaine mesure, l’événement présage des fortunes distinctes que connurent les deux compositeurs.

Schönberg, Trudi, Zemlinsky dans un canapé en tenues d’été
Arnold Schönberg, Gertrude Schönberg, sa fille, et Alexander Zemlinsky (1906). © Arnold Schönberg Center – Wien

Longtemps, pourtant, les trajectoires de Zemlinsky et de Schönberg furent liées par une proximité aussi bien musicale que familiale. On ne connaît pas la date exacte à laquelle Schönberg devint l’élève de Zemlinsky, sans doute dès le milieu des années 1890, car il aurait collaboré à la composition du premier opéra de son maître : Sarema, die Rose vom Kaukasus (Sarema, la rose du Caucase), créé à l’Opéra national de Bavière à Munich en octobre 1897. Natif lui aussi de Leopoldstadt, Schönberg quitta le judaïsme en 1898, un an avant Zemlinsky, et tout deux optèrent aussitôt pour le protestantisme.

En octobre 1901, ce fut au tour de Mathilde de se convertir, une semaine avant qu’elle n’épousât Arnold Schönberg, et un an avant que ne naquisse leur fille Gertrude. À l’été 1903, les deux beaux-frères emménagèrent au même étage d’un immeuble proche de la Volksoper où Zemlinsky est engagé l’année suivante. Ils devinrent alors tous les deux arrangeurs pour Universal et dispensèrent parallèlement des cours privés à plusieurs jeunes élèves dont Anton Webern (1883-1945), Alban Berg (1885-1935) et Heinrich Jalowetz (1882-1942).

Schlosser Wenisch, Arnold Schönberg, Alexander Zemlinsky (1917). © Arnold Schönberg Center – Wien