Mise au net
Mise au net
« Fixer l’émotion »
Si dans les esquisses la préoccupation principale du compositeur est de jeter sur le papier les premières idées de son inspiration, sans trop se soucier des conventions, la mise au net du manuscrit implique d’autres enjeux. Cet état est une copie autographe d’une version considérée comme définitive à un instant donné et destinée à l’éditeur pour établir le texte imprimé. Comme l’observe Catherine Massip, la dimension calligraphique prend ici toute son importance : non seulement le geste du compositeur s’accompagne d’une préoccupation esthétique mais il traduit surtout une intention musicale : signes de respiration, de prosodie, d’accentuation, notes à mettre en valeur… sont ici clairement précisés. Dans la collection de François Lang deux manuscrits mis au net de mélodies composées par Debussy sur des poèmes de Paul Verlaine (1844-1896) ; il s’agit de celui de Fête galante (1882) et des Ariettes (1885-1887), sur lequel on se propose de s’attarder un peu…
La composition des Ariettes fut initiée par Debussy quelques jours avant son départ pour la Villa Médicis à Rome en janvier 1885 et achevée pour son retour définitif à Paris en mars 1887. Il put ainsi offrir à Marie-Blanche Vasnier (1861-1942) qui avait été sa muse avant son séjour romain, ce bouquet de six nouvelles mélodies. « […] Chanteuse de talent […], elle interprète supérieurement ses œuvres et tout ce qu’il écrit est pour elle et par elle » écrivait Paul Vidal en juillet 1884, faisant allusion aux pièces de Debussy réunies dans le Recueil Vasnier (1882-1884) ainsi qu’à Fête galante qui lui est dédié.
« L’ombre des arbres » et « Chevaux de bois » qui figurent en troisième et quatrième positions du cycle sont les premières à avoir été écrites. Pour certains critiques, « Chevaux de bois », évoquerait non sans nostalgie le souvenir des moments que le compositeur passa avec la famille Vasnier des moments de récréation. « Green » et « Spleen » ont été composées à Rome en janvier 1886. Tandis que « C’est l’extase » et « Il pleure dans mon cœur » ont été achevées vers la fin du séjour romain. Ce qui fait dire à Marie Rolf, qu’elles « [auraient] été conçues comme un cadeau de retrouvailles à Marie Vasnier, même si […] leurs relations ne seraient plus jamais ce qu’elles avaient été. »
Ariettes
« Merci pour les mélodies, mais, voici leur histoire : en ce moment elles sont en pension chez un éditeur compatissant et philanthropique, j’irai les en retirer la semaine prochaine. »
Claude Debussy à un ami non identifié (1888)
Les Ariettes furent publiés séparément en 1888 chez la veuve Girod et données (partiellement) en première audition à la Société nationale le 2 février 1889 par le ténor Maurice Bagès accompagné par Pierre de Bréville (1861-1949) au piano. Une quinzaine d’années plus tard, après le succès de Pelléas et Mélisande, l’éditeur Fromont publie une nouvelle version revue par le compositeur. Outre les importantes corrections apportées à la partitions, les Ariettes deviennent Ariettes oubliées et portent la dédicace « À Miss Mary Garden, inoubliable Mélisande cette musique (déjà un peu vieille) en affectueux et reconnaissant hommage ».
Bien que la création des Ariettes soit passée quasiment inaperçue, quelques critiques attentifs, comme Julien Tiersot dans le Guide musical, relevèrent à travers elles la « nature d’artiste raffiné, délicat, cherchant le nouveau et fuyant la banalité » de leur auteur.
Plus proche de nous, Marie Rolf observe que les mélodies furent pour le compositeur un terrain fertile pour commencer « à rompre avec le langage harmonique conventionnel du dix-neuvième siècle et à construire de nouvelles directions tonales ». La musicologue souligne en outre la précision d’écriture de Debussy : « son usage méticuleux des indications d’articulation et leur emplacement précis dans ses manuscrits transmettent des nuances subtiles pour les interprètes, par exemple, avec les attaques qui varient dans leur intensité et leur durée […]. Leur emplacement dans la partie vocale reflète le plus souvent la force ou la signification des mots dans le texte, tandis que leur emplacement dans la partie du piano a souvent des implications pour la conduite des voix ». En portant ainsi un soin extrême à la graphie même de ses manuscrits, Debussy cherchait à dépasser les limites de l’expression verbale et à atteindre par la musique l’inexprimable. Idée qu’il allait fort bien exprimer à propos de Pelléas : « La musique y commence là où la parole est impuissante à exprimer ; la musique est écrite pour l’inexprimable. »