Berlin et la modernité
1927-1933
Berlin et la modernité
1927-1933
« On doit admettre que la direction de Zemlinsky fait toute la différence. […] Il a finalement libéré la musique de Weill du malentendu de l’élan, du jazz, et du divertissement diabolique, et il a montré son essence véritable, son bouillonnement, sa stridence, puis sa tristesse mortelle, son fond décoloré, brusquement détouré afin de révéler tous les craquements et les écarts, qu’un public en quête de chanson préfère ignorer : par-dessus tout, il arrache le son du misérable bain des instruments, son qui possède une puissance expansive qui laisse loin derrière celui de plus grands orchestres ; tel est le son lorsqu’il est réalisé par Zemlinsky. »
Theodor Adorno, Musikblätter des Anbruch, 1931
Rétrospectivement, les audaces des esthétiques préraphaélite et sécessionniste paraissent quelque peu datées. Le regard que l’on porte sur elles est aujourd’hui mêlé de cette tendresse particulière qu’ont les œuvres d’un autre temps dont on devine qu’elles se dirigeaient vers la modernité mais que la modernité les a débordées.
En devenant chef à la Krolloper de Berlin en 1927, Alexander Zemlinsky entre dans un nouveau monde, dont le Künstlertheater de Munich avait constitué un avant-goût et Prague un seuil. Là déjà, quelques mois avant son départ pour Berlin, il avait sollicité les talents du décorateur constructiviste ukrainien Mikhaïl Andriienko (1894-1982) pour la mise en scène du Cardillac de Paul Hindemith (1895-1963), lui-même nommé professeur au Conservatoire de Berlin à l’automne 1927.
Mais l’engagement dans cette voie fait davantage que se confirmer à Berlin. Il y fait d’abord la rencontre du peintre, photographe et théoricien de l’art Laszlo Moholy-Nagy (1895-1946). Depuis 1926, celui-ci abandonne peu à peu la peinture pour se consacrer à la photographie et aux décors de théâtre. En 1928 il quitte l’école du Bauhaus où il enseignait depuis près de dix ans sous la direction de l’architecte Walter Gropius (1883-1969), le deuxième mari d’Alma Mahler qui le quitta pour Werfel.
Si son style paraît bien éloigné du néoromantisme viennois, Moholy-Nagy renoue cependant avec les fondements de l’esthétique romantique : à ses yeux, l’opéra lui permet de renouer avec l’idée wagnérienne d’une « œuvre d’art totale » (Gesamtkunstwerk) garantissant une véritable continuité entre l’art et la vie. Plus encore, il émet dès 1925 le vœu d’élaborer « un art optophonétique qui nous permettra, écrit-il, de voir la musique et simultanément d’entendre les images. »
En 1929, Moholy-Nagy conçoit dans cet esprit les costumes et les décors des Contes d’Hoffmann d’Offenbach que dirige Zemlinsky. Les planches témoignent de l’ambition de leur auteur, et des possibilités qu’offre l’exercice. De loin, les décors du peintre ressemblent à des toiles abstraites où chaque élément géométrique laisse flotter dans l’espace ses pans colorés. De près, elles décrivent par des vues le plus souvent cavalières un espace scénique précis, rigoureux, et cependant d’une inventivité inédite, a fortiori pour un opéra d’Offenbach – fût-il fantastique.
Aux côtés de Fritz Zweig (1893-1984) et d’Otto Klemperer (1885-1973), qui en est le directeur, et bien qu’il soit d’une génération plus âgée, Zemlinsky s’affirme comme l’un des chefs de l’avant-garde berlinoise, lui qui avait créé à Prague, quelques semaines avant d’en partir, le désormais célébrissime Johnny mène la danse d’Ernst Krenek.
Parallèlement, et toujours en 1929, Zemlinsky compose ses Chants symphoniques (Symphonische Gesänge, op. 20) d’après un recueil de poèmes tout juste traduit en allemand d’auteurs afro-américains du Harlem Revival, dont le plus célèbre est sans doute Langston Hughes (1902-1967). Bien que les Chants ne soient créés qu’en 1935 à Brno par Heinrich Jalowetz, son ancien assistant à Prague, ils marquent là encore une nouvelle étape dans l’œuvre de Zemlinsky. L’un des poèmes de Hughes décrit l’« obscure grande ville » que quitte le poète, et sourd ainsi comme une anticipation de la cité fictive de Mahagonny dont Bertolt Brecht (1898-1956) et Kurt Weill (1900-1950), avec lequel Hughes collabora en 1946 pour Scène de la rue, firent un opéra en 1930, avant que Zemlinsky ne s’en empare à son tour l’année suivante.
De la grande ville au cloaque
La création berlinoise de Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny en 1931 (créée à Leipzig l’année précédente) ne se fit pas à la Krolloper, mais au Theater am Kurfürstendamm. Dans l’élogieux article qu’il lui consacra alors, Theodor Adorno se fit l’écho du sentiment de Weill lui-même, qui conclut une lettre de la fin de l’année par cette phrase : « Zemlinsky est de grande classe !!! » Les décors et les costumes du décorateur attitré de Brecht, Caspar Neher (1897-1962) n’ont certes pas la radicalité formelle de ceux de Moholy-Nagy, mais à côté de son expressionnisme d’alors, on y décèle une violence visionnaire. Moins de deux ans après leur mise en scène, certaines de ces visions commenceront à peupler la réalité de l’Allemagne nazie.
Comme le Bauhaus, la Krolloper ne fut bien évidemment pas épargnée par cette invasion de la réalité par le mythe. Originellement, cet opéra privé construit à Berlin en 1844 fut imaginé par l’entrepreneur Joseph Kroll comme un lieu de divertissement en bordure du parc du Tiergarten. À la fin du xixe siècle, il passe sous la coupe de l’État prussien qui commence à le réaménager en 1914. La guerre interrompt durablement les travaux et la Krolloper ne rouvre sous le nom d’Opéra national de la Place de la République qu’en 1926 avec à sa tête Otto Klemperer.
Ce dernier recrute notamment Zemlinsky, qui vient de Prague avec un certain nombre de ses musiciens et collaborateurs, et impulse une programmation audacieuse qui distance peu à peu l’autre opéra national d’Unter den Linden. L’État n’est plus en mesure de financer la Krolloper et ferme le lieu à l’été 1931.
Sa postérité sera malheureuse. Lorsque les nazis incendient le Reichstag le 27 février 1933, ceux-ci transfèrent le Parlement à la Krolloper voisine et c’est là qu’un mois plus tard Adolf Hitler obtiendra de lui les pleins pouvoirs. Jusqu’en 1942, l’opéra accueillera nombre d’assemblées officielles nazies, jusqu’à sa destruction par un raid aérien britannique fin 1943. Avec la synagogue de la Zirkusgasse, le Künstlertheater de Munich, la Krolloper est le troisième lieu familier de Zemlinsky que le nazisme et la guerre détruiront.
Au lendemain de l’incendie du Reichstag, lors d’une réunion à l’Académie des arts de la ville, le chef d’orchestre et compositeur Max von Schillings (1868-1933), nommé directeur artistique de l’Opéra national de Berlin, annonce que l’influence juive sur l’art allemand sera désormais brisée. Arnold Schönberg est présent, il quitte la réunion, puis s’exile à Paris, où il se reconvertit au judaïsme. Bien qu’ils ne se voient plus guère, il a enjoint Zemlinsky de faire de même. Ce dernier ne donne pas suite.
À la mi-avril 1933 cependant, quelques jours après la publication d’une liste de compositeurs, interprètes et chefs immédiatement licenciés du fait qu’ils sont considérés comme juifs (parmi celles-ci figurent notamment les noms de Klemperer, Schreker et Schönberg), Zemlinsky et sa nouvelle épouse, Luise, retournent à Vienne. En 1940, une liste actualisée le désigne comme « demi-juif ».
Deux ans auparavant, comme en écho à l’exposition « d’art dégénéré » de Munich, une exposition de « musique dégénérée » est cette fois organisée à Düsseldorf. L’affiche, qui vilipende l’influence de la musique jazz afro-américaine « enjuivée », détourne pour ce faire celle de l’opéra de Krenek. Bien qu’il ait sans doute été épouvanté dès 1933 par ce qu’il vit alors, Zemlinsky n’imaginait probablement pas que les « sombres temps » allaient s’abattre sur l’Autriche cinq ans plus tard, d’autant moins que ces circonstances, pour terribles qu’elles aient été, le ramenaient finalement à Vienne.