De Mödling
à Los Angeles

De Mödling
à Los Angeles
Le familier des Schönberg
Indépendamment de l’admiration qu’il éprouvait pour Schönberg, le jeune Max Deutsch lui était reconnaissant d’avoir été – aux yeux de ses élèves – une boussole après les événements guerriers ayant secoué le monde entre 1914 et 1918. Ainsi que Deutsch le raconta six décennies plus tard au documentariste Mustapha Hasnaoui, le compositeur de L’Échelle de Jacob protégea « ses disciples du désespoir de la défaite de la Première Guerre mondiale. L’Empire austro-hongrois s’était écroulé. Nous constituions désormais une brigade d’acier autour de Schönberg. » Devenait-il un substitut de figure paternelle ? Sûrement.
Suivre les cours de Schönberg à son domicile de Mödling, un village des environs de Vienne où celui-ci vécut de 1918 à 1925, fut – chez Deutsch et d’autres condisciples dont Alban Berg – un moyen de découvrir en partie certains aspects de sa vie privée. Ils eurent aussi à connaître les conséquences d’une tragédie survenue en 1908 dans l’entourage très proche de Schönberg. Le jeune peintre Richard Gerstl, amant de Mathilde, la première épouse du compositeur, se suicida par désespoir en se pendant après avoir fiché un crochet de boucher dans sa poitrine. À la suite de cet événement néfaste, les Schönberg décidèrent de rester ensemble afin de tenter de préserver l’équilibre de leurs enfants. Le musicien attendit la mort de Mathilde, par ailleurs sœur d’Alexander von Zemlinsky (1871-1942) pour épouser Gertrud Kolisch (1898-1967), autrice du livret de Von heute auf morgen, l’un de ses opéras.
Des liens solides à caractère personnel s’établirent progressivement, dès les années 1910, entre Schönberg et Deutsch. Ce dernier soutint, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Georg Schönberg (1906-1974), l’un des enfants du premier mariage du maître. Georg Schönberg était aussi compositeur. Il fut assisté par Deutsch lors de démarches visant à l’obtention d’un visa d’entrée aux États-Unis. Le même Deutsch lui adressa également des secours financiers. Les hostilités planétaires suscitées par l’Allemagne nazie une fois terminées et Schönberg décédé en 1951, Max Deutsch resta en relation avec Gertrud Schönberg, la veuve du compositeur. En atteste une correspondance manuscrite inédite, donnée par Max Deutsch à son disciple Amaury du Closel. Cet ensemble de lettres et d’autres documents rejoindront prochainement les collections du Centre Arnold Schönberg de Vienne.
Y figure une photo présentant le compositeur, Gertrud et leurs trois enfants Nuria (*1932), Ronald (*1937) et Lawrence (*1941). Elle fut dédicacée par Schönberg à Deutsch en mai 1950. Alors âgé de 76 ans, l’auteur d’Un survivant de Varsovie avait été père pour la dernière fois tandis qu’il avait 67 ans. La lecture des échanges scripturaires entre Gertrud Schönberg et Deutsch fait apparaître diverses observations au sujet de la jeune génération. Des événements de la vie familiale y sont pris en compte : le mariage de Nuria avec le compositeur italien Luigi Nono (1924-1990), les études universitaires de Ronald, un accident dont Lawrence a été victime. L’analyse de cette correspondance conduit à constater combien Gertrud Schönberg regrette que ses amis « soient dispersés dans le monde ». L’une des lettres informe aussi sur la situation financière précaire de Gertrud. Elle y explique à Deutsch que son beau-fils Georg essaie lui faire obtenir une pension autrichienne destinée à soutenir les personnes nécessiteuses.
Outre son rattachement aux échanges se produisant à l’intérieur d’une communauté d’exilés – dont le pianiste Eduard Steuermann (1927-1964) –, la correspondance comporte des indications sur le combat commun de la veuve de Schönberg et de Deutsch en faveur des œuvres laissées à la postérité. On apprend qu’une traduction française du Traité d’harmonie pourrait paraître aux Éditions Gallimard. Mais le projet sera abandonné. Il est question d’un Festival Schönberg, devant se tenir à Paris en décembre 1955. Gertrud Schönberg indique que René Leibowitz dirigera les Gurrelieder lors d’un concert londonien programmé par la BBC.
La question de Moïse et Aaron, gigantesque opéra écrit entre 1930 et 1932, dont le troisième acte fut laissé inachevé par Schönberg, accompagne les échanges entre sa veuve et Deutsch. Gertrud fait état de la création en version de concert de l’œuvre en 1954 à Hambourg. Elle évoque plus d’une fois Hermann Scherchen avec lequel des relations contractuelles existent. Par contre, on ne sait pas si Deutsch se rend à Zürich en 1957 afin de suivre la création scénique mondiale de Moïse et Aaron. On ignore également s’il rejoint le public assistant – en 1959 – à la première production berlinoise de l’ouvrage. Hermann Scherchen en réalisera un enregistrement.
Gertrud Schönberg s’occupe de l’œuvre de son défunt mari comme Alma Mahler (1879-1964) le fit pour le sien, une fois n’étant plus de ce monde. Mais la comparaison s’arrête là. La veuve de Schönberg, quasiment de vingt ans plus jeune que celle de Mahler, vit dans la discrétion au cœur d’un quartier paisible de Los Angeles. Elle échappe à l’agitation de la vie new-yorkaise et répond elle-même au téléphone, doté du numéro Arizona 3 – 5077. Elle n’a pas de domestiques et ne mène pas l’existence mondaine d’Alma Mahler. Elle aime accompagner ses enfants, devenus des jeunes adultes, à des parties de tennis.
Les relations avec Deutsch sont d’autant plus denses que Gertrud a fondé, après son décès, Belmont Music Publishers, une maison éditant les œuvres d’Arnold Schönberg. Tout son stock fut détruit durant les incendies ayant ravagé la Californie début 2025. La même épouse apparaît même dans la Suite pour septuor opus 29, grâce à un code comportant ses initiales. Il recoupe les notes G et S du système de notation anglo-saxon, soit sol et mi bémol. Un expert tel que Deutsch était habitué à ces cryptages. Ils furent utilisés par Alban Berg au long de la Suite lyrique pour quatuor à cordes, donnée en création mondiale par le Quatuor Kolisch. Son premier violon était Rudolf Kolisch (1896-1978), le frère de Gertrud. En d’autres termes, Max Deutsch se trouvait dans une sphère familiale élargie, celle des proches de Schönberg.