L’Orchestre Les Siècles
& les Ballets Russes
Les Siècles
et les Ballets Russes
Le Projet des Siècles
Fondé en 2003 par François-Xavier Roth, l’Orchestre Les Siècles est une formation unique au monde, réunissant des musiciens d’une nouvelle génération, jouant chaque répertoire sur les instruments historiques appropriés. Ainsi Les Siècles mettent en perspective de façon pertinente et inattendue, plusieurs siècles de création musicale.
Une partie de la saison 2023 des Siècles célèbre les trois ballets de Stravinsky (L’Oiseau de Feu, Pétrouchka et Le Sacre du printemps). En 2022, l’orchestre avait réalisé l’exploit d’interpréter ces trois chefs d’œuvres dans leur version intégrale en une seule et même soirée (à la Philharmonie de Cologne en Allemagne, puis à Valenciennes et enfin au Théâtre des Champs-Élysées le 30 septembre 2022). Un point d’aboutissement d’un travail de longue haleine mené par F.-X. Roth et l’équipe des Siècles, autour de ces œuvres inextricablement liées à l’histoire de l’orchestre, depuis le début des années 2010.
Réflexions de François-Xavier Roth
Réflexions
de François-Xavier Roth
Réflexions de François-Xavier Roth recueillies par Guillaume Tion pour le CD « Ballets russes », au label Harmonia Mundi (HMX2905342.43).
Le choc fondateur
Qu’avez-vous découvert en travaillant ces Ballets russes ?
François-Xavier Roth – Quand on a commencé les travaux de recherche, j’étais fasciné par l’agencement des programmes. Je connaissais les grandes créations, mais beaucoup moins bien toutes les programmations des saisons. J’en avais une idée reçue : je m’imaginais que les programmes n’alignaient que de la création. Mais non : il y avait énormément de musique russe, française, allemande : Diaghilev compilait différents répertoires pour créer des cycles de ballets. Ce que je croyais être une succession de premières était en réalité une célébration de la danse à travers des musiques très contrastées, avec une célébration de l’art russe, une sorte de cycle de concerts qui faisaient un pont entre le xixe siècle et l’avant-garde du début du xxe.
Quelle influence ces œuvres ont-elles eue sur Les Siècles ?
F-X Roth – Ce fut un choc fondateur. Je me souviens très bien la première lecture de L’Oiseau de feu : on était tous subjugués par le phénomène d’orchestration sur instruments d’époque. Les cordes graves en boyaux se mélangeant aux bassons français de 1900 et donnaient une ambiance crépusculaire. On a eu l’impression de redécouvrir un univers sonore, une âpreté, une évidence des timbres qui fonctionnaient ensemble. La couleur de l’œuvre se modifiait complètement.
En quoi ces œuvres de 1910 conservent-elles une certaine modernité ?
Il existe peu d’œuvres où, à l’issue de leur première interprétation, on sait qu’il s’est passé quelque chose, un avant et un après. Musiciens et public ont changé durant le concert. Le Sacre en fait partie. C’est une œuvre phénomène, presque physique, biologique. Tout comme la Missa solemnis de Beethoven, ou Tristan de Wagner… Les deux premiers ballets, L’Oiseau ou Pétrouchka, sont des œuvres luxuriantes, inventives. On peut regarder le corpus des trois ballets comme un tournant décisif, cette direction prise par la musique au début du xxe siècle, une trajectoire fulgurante qui va changer le cours de l’histoire. Pour tous les cercles intellectuels et musicaux, c’était le compositeur le plus souverain. Le xxe siècle est le siècle de Stravinsky. Grâce à ces trois œuvres. En un laps de temps si court, il arrive de façon définitive à imposer une signature qui devient un référent culturel pour des décennies. C’est d’autant plus vrai que le pauvre Stravinsky n’a eu de cesse de prouver qu’il était bien davantage que le compositeur de ces trois œuvres. C’est une tragédie pour lui, ça lui a collé aux baskets comme un chewing-gum : il est resté le compositeur des ballets, du Sacre, de ces œuvres qui, nous tous, nous marquent à jamais.
Il y a aussi la question de la version du Sacre…
Tout part d’une conversation avec Pierre Boulez, en 2010-11. Dans la dernière partie de la danse sacrale, il faisait jouer aux cordes des pizzicatos alors qu’elles étaient marquées arco sur ma partition. Pourquoi ? Boulez m’explique qu’il existe nombre de versions antérieures à la version définitive, dans lesquelles Stravinsky a opéré des modifications au cours des années. Il me donne le nom d’un musicologue québécois qui a passé sa vie à étudier Le Sacre, M. Cyr. Lequel nous envoie des microfilms, la première partition de Pierre Monteux…
Cette partition est un polar. Créée en 1913, à la veille de la guerre, pas éditée sur le moment, avec Stravinsky qui provoque une révolution au sein de l’orchestre, les musiciens sont contre lui, ils n’arrivent pas à la jouer, il engage même des gardes du corps… L’œuvre est néanmoins un grand succès, les matériels circulent avec des corrections de Stravinsky ou d’autres chefs pour aplanir des passages compliqués. C’était un tel bazar pendant tant d’années que son nouvel éditeur lui demande une version définitive, qui n’arrive qu’en 1947. Après des années d’expérimentation, il essaie de simplifier son propos musical, de le rendre plus efficient au niveau des corrections. Par exemple : au début de la danse sacrale, on trouve une indication par note, arco, pizzi, ponticello, ordinario pour quatre notes, et pour la version finale : tout arco avec position normale. Il s’est rendu compte qu’il n’arrivait pas à faire digérer tant de nouveauté et de prouesse instrumentale dans un temps limité.
En 2013, nous sommes parvenus à obtenir des éditions Boosey & Hawkes à Londres qui détiennent les droits de la partition, de donner à entendre la reconstruction de la version originale. Techniquement, l’orchestre s’en est bien sorti. Aujourd’hui les musiciens connaissent parfaitement les notions de mesures composées, de genre 3/16, puis 2/16, etc. ; ce n’est pas un problème pour eux, c’est intégré. Pour ceux de l’époque c’était une tout autre affaire ! J’y vois pour ma part le bénéfice du temps que de pouvoir exaucer le vœu du jeune Stravinsky.
Vers une nouvelle virtuosité collective
Dans l’imaginaire collectif, Stravinsky, c’est le xxe siècle : pourquoi aller chercher des instruments d’époque ?
Oui, on a l’impression que Stravinsky fait partie de la rutilance des orchestres modernes. Sur instruments d’époque, on découvre une musique différente, avec de nouvelles oreilles. Cordes en boyaux et cuivres de petite perce ne parviendront jamais à rivaliser avec les instruments modernes en volume, mais en diction de la musique et en termes de couleurs, on se rend compte de ce qu’il voulait exprimer à l’époque. On trouve des frémissements de peur, sourde, menaçante, mais aussi une violence : parfois l’orchestre crie, poussé dans ses retranchements. On arrive à comprendre le geste compositionnel de Stravinsky. Pour les instrumentistes, c’est tout sauf ce qu’on peut avoir sur instruments modernes, c’est-à-dire le confort de jeu. Aujourd’hui, l’ouverture du Sacre, les bassonistes la jouent très facilement. À l’époque il n’existait pas de clé qui facilitait l’accès au registre aigu. Elle a pratiquement été rajoutée depuis Le Sacre.
Peut-on parler d’un son français ?
Stravinsky arrivé à Paris, propulsé du jour au lendemain au statut de star avec L’Oiseau de feu, a bénéficié de ce qu’il y avait de meilleur orchestralement en Europe : Orchestre de l’Opéra, Société des Concerts… Tous ces ensembles rivalisaient de brillance collective. Wagner disait que Paris était la ville où l’on entendait le mieux les symphonies de Beethoven. Stravinsky a aussi eu en face de lui des instruments qu’il ne connaissait pas en Russie : bois ou cuivres, harpes de facture française…
Qu’est-ce que Stravinsky a apporté ?
L’aventure aux limites de la facture instrumentale. Mais aussi l’agencement des forces, quand il fait rugir un pupitre de cors par exemple. Dans le premier tableau de Petrouchka, dans la danse sacrale du Sacre, Stravinsky fait jouer l’orchestre dans son ensemble, sur des dispositions rythmiques jamais entendues avant. Il invente une nouvelle virtuosité collective, jamais un autre compositeur n’aurait osé ce qu’il ose.