Les années 1880-1930
une période faste & inquiète
Les années 1880-1930
Le demi-siècle au cours duquel sont composées les œuvres au programme du concert du Théâtre des Champs-Élysées embrasse deux périodes historiques bien distinctes : la Belle Époque et l’Entre-deux-guerres. Notamment en raison de l’extraordinaire production musicale et artistique qu’elle connut, favorisée par un va-et-vient continu entre les salons de l’élite intellectuelle et économique et les théâtres, on oublie parfois cependant que la Belle Époque fut aussi en France un temps d’entre-deux-guerres, au cours duquel le souvenir du traumatisme du conflit franco-prussien demeurait vivace.
La Guerre franco-prussienne
Les Scènes alsaciennes que compose Jules Massenet (1842-1912), lui-même d’origines alsacienne et prussienne, s’inscrivent dans ce contexte postérieur à l’annexion par l’Allemagne de l’Alsace et de la Lorraine en 1871. Lors de sa création aux Concerts du Châtelet le 19 mars 1882, cette suite d’orchestre pour laquelle Massenet a introduit en coulisse une fanfare militaire reçoit un accueil enthousiaste. Adaptée en ballet, elle est d’ailleurs reprise en pleine Première Guerre mondiale à l’Opéra-Comique le 18 mars 1915, quatre mois après que les salles de concert ont été autorisées à rouvrir.
Conçues d’après la nouvelle Alsace ! Alsace !, publié en 1873 par son ami l’écrivain Alphonse Daudet (1840-1897), les Scènes alsaciennes font écho à un imaginaire culturel propice à l’émergence et au renforcement ce qu’on a appelé « la génération de la revanche ». Dès 1871, par exemple, le peintre Jean-Jacques Henner (1829-1905) expose un portrait féminin appelé à un immense succès qu’il intitule L’Alsace, elle attend. La jeune femme y apparaît coiffée du traditionnel fichu noir ostensiblement orné d’une cocarde tricolore. Un habit dans lequel pose encore en 1913 la célèbre comédienne Réjane (1856-1920) pour la pièce de théâtre Alsace, de Gaston Leroux (1868-1967) et Lucien Camille (s.d.) ; signe que le thème se diffuse à tous les niveaux de l’activité artistique, et qu’il touche alors un très large public.
La même année 1913, l’illustrateur Jean-Jacques Waltz (1873-1951), dit Hansi, adapte à l’imagerie populaire alsacienne à laquelle il a donné son nom (les « Hansi ») la composition à double registre du célèbre Rêve (1888) d’Édouard Detaille (1848-1912), dont l’atelier accueillait de nombreux artistes à la manière d’un salon. Cette transposition suggère que le souvenir des épopées napoléoniennes continue d’abreuver l’imaginaire des enfants alsaciens communiant, face au monument aux morts et aux coteaux désaffectés, dans le souvenir du sacrifice de leurs pères.
La génération 1870
au lendemain de la Première Guerre mondiale
Ce portrait du compositeur Maurice Ravel (1875-1937) portraituré à l’âge de 28 ans par Henri Manguin (1874-1949), l’un des futurs peintres du mouvement fauviste, illustre ses affinités avec les courants d’avant-gardes. À l’instar de Claude Debussy (1862-1918), Ravel éprouve également une admiration sans borne pour la poésie de Stéphane Mallarmé (1842-1898). Goûts et affinités que l’on retrouve dans sa musique et qui lui valurent l’inimitié durable des milieux conservateurs. Bien qu’à la veille de la Première Guerre mondiale il jouisse désormais d’une véritable reconnaissance, Ravel fait tout pour être incorporé lorsque le conflit éclate.
Finalement admis dans l’armée en 1916, comme en témoignent les deux photographies où il pose fièrement dans ses uniformes successifs de soldat, Ravel compose l’année suivante son Tombeau de Couperin qu’il dédie à la mémoire de six de ses amis tués au combat. Cet hommage à la musique française du XVIIIe siècle s’inscrit dans un contexte de retour à la tradition, voire à l’ordre, qui marque à cette période la musique aussi bien que les autres arts.
A gauche : Roland-Manuel, Maurice Ravel en soldat, chez sa marraine Madame Dreyfus, ca. 1916, photographie, 18×13 cm, Bibliothèque nationale de France, Paris. A droite : Anonyme, Maurice Ravel en soldat, 1916, photographie, 9×6,5 cm, Bibliothèque nationale de France, Paris.
C’est cependant vers une autre tradition que se tourne La Valse que lui commande en 1920 Serge Diaghilev (1872-1929), qui ne cache pas sa déception lorsqu’il l’écoute pour la première fois, n’y trouvant pas matière au ballet qu’il espérait en tirer. Il faut dire que l’éloge de Ravel à la danse qui l’inspire est paradoxal. Contrairement à Ravel, qui y voyait pour sa part « une apothéose de la valse viennoise », l’historien Carl Schorske l’a identifiée à « une danse macabre frénétique », comme une réminiscence du conflit encore tout récent, et un tombeau pour le monde qu’il avait englouti.