Analyses
Vienne, la femme fatale
& la « tragédie de l’homme laid »
Vienne, la femme fatale
Analyses
& la « tragédie de l’homme laid »
Une certaine esthétique commune rapproche le symbolisme français, la peinture préraphaélite anglaise et les arts de la Sécession viennoise. L’un de ces points communs est une même vision de la femme nécessairement réputée fatale, et dont les longs cheveux détachés en constituent le signe facilement reconnaissable. Dans les cafés de Vienne les hommes ne se mêlent pas aux femmes, quand il y en a. Entre camarades, on les imagine et les redoute. L’opinion majoritaire est qu’elles sont à ce point enclines à la luxure que seule une éducation des plus rigoureuses permet de les contenir. On juge ainsi qu’une fois qu’elle a connu l’acte de chair, une femme n’est plus socialement récupérable.
Couplées aux théories antisémites, ces conceptions produisent l’un des plus célèbres essais du début du xxe siècle viennois : Sexe et caractère d’Otto Weininger (1880-1903), dont le succès grandit après le suicide de son très jeune auteur. Weininger y avance que « le Juif » souffre de la même carence spirituelle et morale que « la femme ». L’alors tout jeune essayiste et futur scénariste Georg Klaren (1900-1962), auteur d’une monographie sur Weininger (1924), adapte L’Anniversaire de l’Infante aux thèses de ce dernier.
Si Zemlinsky partage sans doute ces vues, son intérêt se porte d’abord sur la « tragédie de l’homme laid », ainsi qu’il présente son projet à Schreker dès 1909. L’année précédente, à la demande des sœurs Elsa et Grete Wiesenthal, celui-ci avait en effet composé la musique d’un ballet d’après L’Anniversaire de l’Infante de Wilde qui fut présenté à la Kunstschau de Klimt. Schreker travailla sur le sujet avec Zemlinsky avant d’y renoncer pour mieux s’y consacrer jusqu’à en tirer en 1918 son propre opéra Les Stigmatisés. Le thème et l’époque sont à la mode (Les Stigmatisés se déroule dans la Gênes du xvie siècle), tout comme l’est Wilde, dont un aphorisme figure en introduction à la section de peinture du catalogue de la Sécession en 1908 : « L’art », peut-on y lire en forme de désaveu à tout message, « n’exprime jamais autre chose que lui-même. »
Oscar Wilde,
Alexander Zemlinsky &
l’esthétique du laid
Oscar Wilde,
Alexander Zemlinsky &
l’esthétique du laid
« Voilà l’effet de la musique : elle crée un passé dont on était ignorant et accable de chagrins pour lesquels l’on n’avait pas de larmes. »
Oscar Wilde, La Critique est un art, 1891
En 1892, Max Nordau (1849-1923), médecin de profession et co-fondateur avec Theodor Herzl (1860-1904) de l’Organisation mondiale sioniste, publie Entartung (Dégénération). Dans cet essai, il décèle dans l’art fin de siècle, qui deviendra l’art dégénéré chez les nazis, le symptôme d’une décadence généralisée qui s’empare de Paris, de Vienne et de Londres. Parmi ses cibles, Charles Baudelaire (1821-1867), Friedrich Nietzsche (1844-1900) mais aussi Oscar Wilde (1854-1900).
Un an plus tôt, celui-ci a écrit en français sa tragédie Salomé. À Londres, la censure interdit la pièce au motif qu’on ne peut représenter sur scène des personnages bibliques. Lorsqu’elle est créée à Paris en 1896, Wilde vient d’être condamné et incarcéré pour homosexualité. Il devient alors dans toute l’Europe une icône du génie persécuté. Quatre ans après sa mort, en 1904, Richard Strauss adapte Salomé pour l’opéra, mais elle est censurée à la Hofoper pour les mêmes motifs qu’au Royaume-Uni, puis à Berlin. Elle est finalement créée à Graz au printemps 1906 dans un théâtre privé – Zemlinsky assiste à la représentation. La pièce de théâtre est mise en scène à Berlin à l’automne de la même année par Max Reinhardt.
En janvier, celui-ci avait déjà créé Une tragédie florentine de Wilde, courte pièce en un acte, que Zemlinsky adapte en 1916, mais qui ne connaîtra guère plus de cinq représentations à Prague. L’œuvre respecte l’unité de temps – une soirée –, de lieu – la demeure florentine du marchand Simone –, d’action : Simone surprend sa femme Bianca avec le prince Guido Bardi. Il feint de ne pas comprendre, parlemente, tente de lui vendre sa femme, puis se bat en duel avec le prince, et finalement l’étrangle.
Dans tous les cas, cette triple unité apparente est d’emblée brisée par l’éclatement de la sauvagerie, comme l’étaient dès l’ouverture les trois personnages, feignant chacun de jouer une comédie qui se termine en drame. La violence du meurtre éteint ainsi jusqu’aux dernières lueurs du romantisme qui s’y trouvent, et on ne sait finalement si Wilde, dans cette pièce, a élevé le fait divers au rang de la tragédie, ou bien au contraire rabaissé celle-ci au niveau du fait divers.
Le Nain, la seconde œuvre de Wilde, écrite en 1891, qu’adapte Zemlinsky en 1922, fait montre d’une violence comparable mâtinée d’une cruauté supérieure. Le décor y contribue : il s’inspire des Ménines de Diego de Vélasquez (1599-1660). Le luxe décadent de l’Espagne du Siècle d’or évoque celui de l’empire britannique, qui fait lui-même écho à la situation dans laquelle se trouvait à l’époque l’empire austro-hongrois. L’infante fête son anniversaire, et, pour la divertir, on lui amène à titre de présent un nain hideux, ignorant cependant de sa laideur au point de s’éprendre de l’infante. Lorsqu’en découvrant un miroir pour la première fois le Nain se découvre lui-même, il pousse un haut cri et meurt de frayeur et de dépit tout ensemble.
Ce cri rompt la pièce avec la même force que le dernier souffle du prince étranglé, étouffé par la malédiction du marchand. Dans les deux cas, la musique de Zemlinsky confine à l’obscène, quelque chose en elle outrage la beauté. Peut-être trouve-t-on d’ailleurs ici davantage qu’une simple identification de l’auteur lui-même au Nain, et cela bien que le petit homme laid (que Zemlinsky rend apatride) ait été une figure récurrente de son œuvre.
Comme le suggère Georges Starobinski, en thématisant la laideur, le compositeur s’autorise en fait à repousser les limites de la beauté, et par conséquent à frayer des formes musicales inédites. Autrement dit, le thème de la laideur ouvre à Zemlinsky les voies d’une certaine modernité esthétique issue du réalisme. Mais comme chez Wilde, ou bien chez Hofmannsthal, cette profondeur se dérobe sous le costume de l’éclectisme et se dissimule là où on la décèle le moins.
Alexander Zemlinsky
vu par Theodor Adorno
Alexander Zemlinsky
vu par Theodor Adorno
Dans l’article « Alexander Zemlinsky » paru en 1959 et repris en 1963 dans le recueil Quasi una fantasia, le philosophe, musicologue et sociologue Theodor Adorno (1903-1969) est l’un des tout premiers à tenter de rendre justice à l’œuvre de Zemlinsky. Grand promoteur d’Arnold Schönberg, dans l’ombre duquel on place souvent Zemlinsky, Adorno démontre qu’on a fait trop peu de cas de l’intelligence musicale de ce dernier, trop peu prêté attention à sa modernité, et il retourne finalement le reproche d’éclectisme qu’on lui fit longtemps sans nuance.
« Il faut distinguer entre un éclectisme “mineur” et celui qui dit lui-même quelque chose, fût-ce la misère de la condition esthétique. Alexander Zemlinsky, qui vient du paysage spirituel de Mahler, s’est davantage sans doute qu’aucun autre compositeur important de sa génération compromis comme “éclectique”. […] Mais son éclectisme est rendu génial par la manière dont la simple réceptivité tourne chez lui à une sensibilité proprement sismographique face à tous les stimuli qu’il laisse s’emparer de lui. »
« Si Zemlinsky, dans ses œuvres les plus abouties, s’est approché davantage sans doute qu’aucun autre compositeur de l’idéal d’une “comédie lyrique” dépouillée, sans surcharge, et néanmoins fine – ce que Hofmannsthal ne put jamais obtenir de Strauss –, c’est à cette réserve dont il a su faire preuve alors qu’il avait la pleine maîtrise des moyens de la composition qu’il le doit. »
« Certains artistes ne sont frustrés du rang qu’ils méritaient que par un excès de tact ; on peut, en quelque sorte, n’être pas assez brutal pour son propre génie, et les plus grands talents ont finalement besoin d’une certaine réserve, si secrète soit-elle, de barbarie. »
traduit de l’allemand par Jean-Louis Leleu (Gallimard, 1982)