Partition annotée

Partition

annotée

Vers l’expression rêvée

« Comme j’ai la plus grande confiance dans votre œil, je pense ne pas avoir besoin de revoir l’épreuve avant le tirage. »

Debussy à Jacques Durand, août 1902

Une fois les corrections des épreuves terminées, le compositeur accorde son « bon à tirer » à l’éditeur pour l’impression de la partition. Dans le cas de Debussy, on peut souligner la relation étroite qu’il entretenait avec deux de ses éditeurs en particulier. Ne considérait-il pas Georges Hartmann fut à ses yeux « le seul éditeur qui puisse s’ajuster à [sa] délicieuse petite âme » et il témoigna à plusieurs reprises à Jacques Durand d’aimables marques de confiance : « Comme j’ai la plus grande confiance dans votre œil, je pense ne pas avoir besoin de revoir l’épreuve avant le tirage. »

Les nombreux échanges qu’il eut avec eux reflètent autant les étapes de son travail de composition et renseignent sur la matérialité du processus éditorial. Il y est en effet question de la qualité des papiers, de la typographie et de la décoration de pages de titre ainsi que des dédicaces… Autant d’éléments auxquels Debussy accorde une attention constante et reflètent ses penchants esthétiques. On notera qu’il arrive fréquemment que Debussy réhausse les pages liminaires de ses partitions d’envois autographes à l’adresse d’amis ou de proches, toujours tracés de son écriture élégante, où la poésie le dispute à l’esprit. L’exemple des Proses lyriques adressé à Pierre Louÿs (1870-1925) présent dans la collection François Lang en témoigne.

Claude Debussy, page de titre des Proses lyriques L. 90/(84) Paris, Eugène Fromont, 1895, ex. relié en demi parchemin-crème, dédicace aut. de Debussy : « où courent-ils? chez Pierre Louys 1 rue Grétry Paris. Claude Debussy. Mai 95 ». Fondation Royaumont, BmFL.

L’œuvre est imprimée mais la réflexion de Debussy n’est pas pour autant aboutie. L’exemplaire personnel du compositeur est souvent l’objet de nouvelles annotations autographes portées après audition de l’œuvre. Il peut s’agir de changements apportés à l’orchestration, d’ajouts de signes de nuances ou d’agogique… Informations aussi précieuses pour le chercheur que pour l’interprète.

Claude Debussy, p. 320 de la partition de Pelléas et Mélisande L. 93/(88), E. Fromont, 1904, acte IV, sc. 4 ; reliure en parchemin crème, sur le plat supérieur sig. de Debussy, ex. annoté ayant appartenu au compositeur, corrections autographes à l'encre rouge, aux crayons noir et bleu ; acquisition par F. Lang lors de la vente du 1er décembre 1933. Fondation Royaumont, BmFL.

Quête constante de perfection, pensée toujours en action… le travail du compositeur s’apparente à une recherche d’absolu qui semble toujours s’éloigner à mesure que l’artiste s’en approche… Ne serait-ce pas plutôt un rêve ? « Mais sacristi, la Musique ! c’est du rêve dont on écarte les voiles ! ce n’est même pas l’expression d’un sentiment, c’est le sentiment lui-même ! »

Pelléas à Royaumont

La collection François Lang conserve six partitions annotées par le compositeur : Iberia, Nocturnes, Prélude à l’après-midi d’un faune, le Quatuor, les Trois Ballades de François Villon et Pelléas et Mélisande. Ce dernier consiste en l’exemplaire de la 1ère édition (Fromont 1904) qui porte la signature de Debussy, ainsi que de nombreuses corrections autographes à l’encre et au crayon. Cette source fascinante est entrée dans la collection de François Lang lors de la vente de 1933. Le chef d’orchestre Pierre Monteux (1875-1964), cette précieuse partition à son ami pianiste pour diriger Pelléas en février 1935 à Amsterdam. La presse internationale se fit écho de cette version qui intégrait les modifications portées par Debussy sur sa partition, n’hésitant pas à la qualifier d’ « exceptionnellement supérieure à l’originale » (New York Times, 15 février 1935).

Claude Debussy, plat supérieur de la partition Pelléas et Mélisande L. 93/(88) E. Fromont 1904 ; en haut à droite, sig. de Debussy, ex. annoté ayant appartenu au compositeur, corrections autographes à l'encre rouge, aux crayons noir et bleu ; acquisition par F. Lang lors de la vente du 1er décembre 1933. Fondation Royaumont, BmFL.

D’après le musicologue David Grayson, « l’utilisation par Monteux de la partition dans l’interprétation expliquerait les indications occasionnelles du chef d’orchestre dans la partition – cuivres, timbales, cor anglais et seconds violons, certaines modifications de tempo et indications dynamiques d’avertissement, le tout au crayon bleu et non de la main de Debussy. » Monteux accordait à cette expérience une importance toute particulière :

« L’intérêt de cette reprise, […], réside dans ce fait que, ayant entre les mains la partition personnelle de Debussy, partition tenue à jour jusqu’à la mort du maître, celle-ci sera conforme aux derniers vœux et aux derniers désirs du génial compositeur. En effet, cette partition d’orchestre contient une quantité extraordinaire de modifications, de la main même de Debussy, corrections au crayon noir, au crayon bleu, à l’encre rouge, etc. Toutes ces modifications peuvent, d’ailleurs, être considérées comme autant d’améliorations de l’orchestration. »

Déclarations de Pierre Monteux pour Musica Disques, avril 1959.

Dans son étude sur la genèse de Pelléas et Mélisande, D. Grayson s’interroge sur les variantes qui eurent lieu après la gravure de l’œuvre par Fromont. Certaines différences entre le manuscrit mis au net, épreuves et exemplaires de travail de Debussy peuvent être expliquées par une manque d’attention de la part du graveur ou de la part du compositeur lors de la révision. Mais d’autres changements échappent à cette explication et ne peuvent qu’être des ajouts postérieurs apportés par Debussy.

Ces variantes ne lassent pas d’interroger chercheurs et interprètes. Elles invitent à une réflexion sur la notion d’œuvre « achevée »… et à une perpétuelle remise en question. Lorsque le chef d’orchestre suisse Ernest Ansermet (1883-1969) demanda à Debussy « Qu’est-ce qui est juste ? » Celui-ci répondit : « Je ne sais pas. Prenez la partition avec vous, ramenez-la dans quelques jours et dites ce qui vous semble bon ».