Épreuve corrigée
Épreuve
corrigée
« Voici les épreuves tout à fait épurées »
Avant qu’une édition ne soit acceptée par l’auteur de nombreuses relectures sont nécessaires. L’éditeur communique au compositeur les épreuves imprimées pour qu’il les examine. Ce dernier y relèvera éventuellement des fautes dont parfois les copistes sont à l’origine, des ajustements et de modifications à opérer. Car le processus de création n’est pas encore achevé et le compositeur précise inlassablement sa pensée. L’examen de ces épreuves corrigées, quand elles ont été conservées, offrent aux musicologues de nombreuses informations capitales pour une approche génétique des œuvres, permettant de préciser la chronologie des variantes, modifications ou allégements demandés par le compositeur parallèlement au travail d’établissement de son texte. Ces informations sont par ailleurs complétées par d’autres éléments relevés dans des sources secondaires (correspondances, journaux intimes, souvenirs… ).
Cinq exemplaires d’épreuves corrigées par Claude Debussy sont présents dans la collection de François Lang, savoir : Ronde de printemps (3e épreuves corrigées), La Mer (1ère épreuve), Jeux (dernières épreuves corrigées) ainsi que les 2e et 3e épreuves de la Fantaisie pour piano et orchestre. À ce corpus provenant de la vente de la vente de 1933, ont été ajoutées ultérieurement ceux de la Damoiselle Élue (1ère épreuve) et de Printemps (3e épreuve) à travers des acquisitions de la Fondation Royaumont.
La Fantaisie pour piano et orchestre
« La Fantaisie dont vous me parlez n’est non seulement pas éditée, mais j’ai depuis longtemps le projet de la modifier presqu’entièrement, depuis 1889 — époque à laquelle elle fut composée — J’ai changé d’avis sur la façon d’employer le piano avec l’orchestre. Il faut aussi écrire l’orchestre différemment, sans quoi on assiste à une lutte un peu ridicule, entre ces deux personnages ! »
Claude Debussy à à Edgard Varèse, 10 août 1909
La Fantaisie pour piano et orchestre est emblématique du processus créateur de Debussy. Commencée en 1889, achevée l’année suivante, la partition constituait le quatrième et dernier envoi de Rome. Dédiée au pianiste René Chansarel (1864-1945), elle ne fut pourtant jamais créée ni éditée du vivant du compositeur. Tandis qu’elle devait être donnée en première audition dans le cadre d’un concert de la Société nationale dirigé par Vincent d’Indy, le 21 avril 1890, elle fut déprogrammée à la volonté même de Debussy. En effet, en raison d’un programme trop « copieux », il avait été décidé de n’en donner que le premier mouvement, ce à quoi le compositeur s’opposa fermement. Comme l’indique Denis Herlin « se rendit [salle Erard] avant la répétition du 19 et retira des pupitres les parties d’orchestre, rendant ainsi impossible l’exécution ».
Les tentatives suivantes de création de cette œuvre ne furent guère plus fructueuses. En 1892, le prince André Poniatowski (1864-1954) envisagea de la programmer dans une série de concerts aux États-Unis pour y promouvoir la carrière de Debussy. Mais ce projet de tournée avorta et n’eut pas de suite. En 1895, l’éditeur Georges Hartmann (1843-1900) songea à son tour à une création par Raoul Pugno (1852-1914) aux concerts Colonne, puis en 1903, c’est Ricardo Viñes (1875-1943) qui fut pressenti pour en donner la première… toujours sans suite.
Claude Debussy, Fantaisie pour piano et orchestre en deux parties L.72/(73), Paris, Choudens, 2e et 3e épreuves corrigées, reliures en parchemin crème avec le monograme de Debussy ; acquisition par F. Lang lors de la vente du 1er décembre 1933. Fondation Royaumont, BmFL.
Ce n’est que le 20 novembre 1919, soit plus d’un an après le décès de Debussy (25 mars 1918) que fut créée, à Londres, sa Fantaisie pour piano et orchestre dans sa version de 1890, sous les doigts d’Alferd Cortot (1877-1962), accompagné par l’orchestre de la Royal Philharmonic Society. Le 7 décembre de la même année, Marguerite Long (1874 -1966) devait en donner la première audition parisienne avec l’orchestre des Concerts Lamoureux sous la direction d’André Messager.
Écrire pour soi-même
« J’écris pour moi seul, l’impatience des autres ne me préoccupe pas. »
Debussy à l’impresario Giulio Gatti-Casazza (1908)
Le cas de la Fantaisie est emblématique du processus compositionnel de Debussy. Près d’une trentaine d’années sépare les premières ébauches de la partition de ses ultimes révisions. Durant cette période, le compositeur ne cessa pas de remettre en question son travail et apporta au fil des différentes épreuves de profondes modifications à son œuvre. Les deux jeux que lui communiqua l’éditeur Choudens, aujourd’hui conservés dans la collection de François Lang, témoignent notamment de la recherche continuelle du compositeur en faveur d’un nouvel équilibre entre un soliste et l’orchestre, capable de dépasser les cadres traditionnels de l’écriture concertante. Denis Herlin formule l’hypothèse que Choudens se lassa des continuels atermoiements de l’artiste qui en retour ne pouvait se résoudre à renoncer aux profonds remaniements qu’il estimait devoir finalement apporter à sa composition. Ce conflit aurait abouti à ce que Debussy refuse de restituer à l’éditeur ses deuxième et troisième épreuves, trouvant par la même occasion le « moyen ultime de bloquer la publication de l’œuvre. »
Claude Debussy, Fantaisie pour piano et orchestre en deux parties L.72/(73), Paris, Choudens, à gauche 1ère page de la 3ème épreuve corrigée ; à droite, 1ère page de la 2ème épreuve corrigée avec de nombreuses corrections à l’encre noire, crayons rouges et vert, collettes de papier bleu ; acquisition par F. Lang lors de la vente du 1er décembre 1933. Fondation Royaumont, BmFL.
La genèse particulièrement complexe de cette partition a été très précisément décrite par Denis Herlin dans la préface du volume 2bis de la série des Œuvres pour orchestre (V) pour l’édition monumentale Debussy publiée par Durand (Paris 2007). Mais au-delà des variantes textuelles et des nombreuses strates de corrections, ce sont des indices matériels – types d’encres et de crayons de couleur, mais aussi nature du papier utilisé – qui permis à D. Herlin de restituer la chronologie du travail de Debussy sur ses épreuves. En effet, le musicologue a établi que les collettes de papier bleu destinées à cacher notamment des parties de vent dans les premiers systèmes du deuxième jeu d’épreuves appartenaient à un papier que le compositeur employait à la fin de sa vie… Cette découverte reflète parfaitement les mots que Debussy adressait en 1909 à son ami compositeur Jean Roger-Ducasse (1873-1954), à propos de sa Fantaisie : « Il est certain que je n’abandonnerai pas cet enfant. »